Cinémathèque de Grenoble

Traversées Urbaines #6 - www.traversees-urbaines.fr

Écologie souterraine

Lundi 5 octobre 2015 > Grenoble


Les Gaspards

De Pierre Tchernia, France 1974 - 91'

Dans un Paris défiguré par les chantiers qui surgissent en plein mois d'Août, une vingtaine de touristes et Marie-Hélène Rondin, la fille d'un paisible libraire du Quartier Latin, disparaissent étrangement avec leurs vélos sans laisser de traces. Devant l'impuissance de la police, le libraire Rondin décide de conduire sa propre enquête qui le mène dans les catacombes. Là, qu'elle n'est pas sa surprise de découvrir une petite colonie d'individus qui, sous la conduite du noble et poète Gaspard de Montfermeil, ont décidé de vivre dans les sous-sols pour fuir le bruit et le stress parisien.

Avec : Michel Serrault, Philippe Noiret, Michel Galabru, Charles Denner, Jean Carmet, etc
Projection : 35 mm

Rencontre

Nicolas Buclet, spécialiste des questions d’écologie territoriale, professeur à l’Institut d’Urbanisme de Grenoble, chercheur au laboratoire PACTE.

Ecologie Souterraine

A partir du film Les Gaspards, de Pierre Tchernia

Le film de ce soir date de 1974. Le contexte de l’époque est important. En France, c’est la fin de l’époque du président Pompidou, de la modernisation urbaine la plus débridée, de l’automobile reine et du béton roi (un joli couple). À Paris, l’on prévoit de couvrir les canaux navigables restants par des autoroutes s’enfonçant au cœur du tissu urbain et heureusement qu’André Malraux était passé par là quelques années auparavant. Sans lui, une grande partie de ce qui fait de Paris l’une des principales destinations touristiques, ce qui fait son charme, mais aussi faut-il le dire, son intérêt économique, aurait été sacrifiée sur l’autel de la modernité.

Mais 1974 c’est aussi une période de forte contestation de la société de consommation, de la société moderne en ce qu’elle aurait de plus aliénant. C’est l’époque des hippies qui dénoncent à la fois la dureté du monde et les ravages faits à la nature. Mais c’est aussi l’époque de films particulièrement noirs comme « Soleil Vert », ce film américain de Richard Fleischer sorti en 1973 (un an après en France), film qui décrit un monde urbain lugubre et totalement coupé de la moindre once de nature. Nous sommes aussi dans la continuité des Cavernes d’Aciers, ouvrage de 1954 d’Isaac Asimov, qui décrit des villes surpeuplées, s’étendant sur des dizaines d’étages, enfoncées dans la terre et totalement coupées du monde extérieur. La promiscuité y est totale. En ce sens, le film de ce soir est à la fois très actuel et en total décalage avec ces mouvements critiques et ce monde glauque et surpeuplé. Vous y trouverez des personnages en décalage avec le profil type du protestataire. Le noble Gaspard de Montfermeil avec ses longs favoris joue la Truite de Schubert dans un décor digne d’un château de l’ancien régime et tente de résister avec ses troupes aux assauts d’une ville blessée par les marteaux piqueurs. Avec un ton humoristique, voire burlesque, Pierre Tchernia, dont c’est le premier long métrage (sans doute pas le meilleur non plus, je lui préfère pour ma part Bonjour l’angoisse, sorti en 1988, avec Michel Serrault qui a d’ailleurs tourné dans les quatre films réalisés par Tchernia et dans des registres assez divers). Pierre Tchernia donc, cinéphile de premier ordre, nous mène à réfléchir sur ce que l’on attend d’une ville, sur la façon de vivre une ville, avec sans doute une certaine nostalgie pour le vieux Paris qui s’abîme dans un océan de béton.

Du point de vue des architectes et des scientifiques aussi le monde urbain souterrain suscite un intérêt certain, et ce depuis longtemps, comme l’a bien montré Sabine Barles dans un article rédigé en 2002 et intitulé « L’urbanisme souterrain : histoire et perspectives ». En 1769, nous rappelle Sabine Barles, Pierre Patte rédige un mémoire intitulé : « Mémoire sur les objets les plus importants de l’architecture » qui vise à fonctionnaliser le sous-sol, à y localiser les services urbains (eau, assainissement, déchets) et à coordonner le tout. En vain. En 1910, l’architecte français Eugène Hénard propose la « rue à étages multiples » et affirme que « Tout le mal vient de cette vieille idée traditionnelle que « le sol de la rue doit être établi au niveau du sol naturel primitif ». Or rien ne justifie cet errement. En effet, si l'on part de l'idée contraire que « les trottoirs et la chaussée doivent être artificiellement établis à une hauteur suffisante pour laisser, en dessous, un espace capable de contenir tous les organes des services de voirie », les difficultés [...] disparaîtront totalement. »

Edouard Utudjian crée en 1933 le GECUS (Groupe d’Etudes et de Coordination de l’urbanisme souterrain) avant de sortir en 1966, avec Daniel Bernet, un ouvrage intitulé « Architecture et Urbanisme souterrains ». Il part du constat du chaos souterrain (celui que l’on voit dans le film et qui permet à l’anarchie de se glisser encore un peu dans un monde très policé), de l’encombrement de la surface et de la congestion urbaine, mais aussi de la nécessité de préserver le patrimoine historique (n’oublions pas que jusque dans les années 1975 au moins les destructions ont été massives). Edouard Utudjian entend aller plus loin que tout ce qui a été fait auparavant. Si l’architecture souterraine n’est pas un phénomène nouveau, avec la construction d’ouvrages en sous-sol, Utudjian et son collègue invitent à une réflexion en termes d’urbanisme souterrain, à conquérir le sous-sol en reliant entre eux les différents ouvrages, à faire système. Le Groupe a réuni jusqu’à 400 acteurs (juristes, ingénieurs, architectes, géologues, biologistes) de par le monde industrialisé, avec l’objectif de penser et concevoir la ville souterraine. Si des villes comme Montréal ou Toronto s’est très largement inspirée du concept (mais essentiellement pour des raisons climatiques), les réalisations ont été bien en deçà de ce qu’envisageait Edouard Utudjian au départ, à savoir de gigantesques villes sous-terre (ce qui a probablement inspiré aussi Asimov). Très vite pourtant, l’on s’est rendu compte qu’il valait mieux concevoir une partie souterraine non habitée de façon permanente. Les humains, semble-t-il, sont réticents à l’idée d’habiter sous-terre. Des parkings, des centres commerciaux, des musées (comme dans le cas du Louvre), des cinémas, des salles d’exposition, mais aussi une partie importante des réseaux de transport au sein de la ville. C’est à Edouard Utudjian que nous devons les projets d’autoroutes souterraines et de stationnement de Paris. Il a également été impliqué dans le projet d’aménagement de Beaubourg-Les Halles avec, je vous rappelle, la construction d’un centre commercial souterrain sur plusieurs niveaux en plein cœur de la capitale. On voit d’ailleurs à plusieurs reprises cette impressionnante trouée en travaux dans le film de ce soir.

Là où cela est possible (Grenoble étant géologiquement exclue de la réflexion), la ville se densifie dans les sous-sols. À Kobé, après le tremblement de terre dévastateur de 1995, on s’est rendu compte que si 90% du bâti en surface avait été détruit, seules 10% des constructions souterraines l’avaient été. Après cette malheureuse expérience, le pas est franchi et le Japon décide de développer un nombre important d’infrastructures urbaines en sous-sol. Ailleurs, ce sont des enjeux liés au coût du foncier qui poussent à la réalisation de projets, projets par ailleurs fort coûteux et, pour ces raisons, souvent remis en cause.

Le film de Pierre Tchernia est à l’opposé de cette planification et fonctionnalisation des sous-sols. Il y a au contraire dans le film une subversivité assumée, une guerre ouverte entre les Gaspards et le ministre des travaux publics, joué par Charles Denner. Si la lutte entre les autorités publiques et les rebelles des sous-sols parisiens est une lutte entre la partie visible et la partie invisible de la ville, elle n’est probablement que le préambule à une colonisation poussée des entrailles parisiennes. Le monde ancien est voué à disparaître, et avec lui les Gaspard de Montfermeil et autres nostalgiques de tous poils. Rien n’arrête la modernité.

Si nous revenons aux réflexions sur la mise en œuvre d’un urbanisme souterrain, nous voyons que celui est très fonctionnel et qu’il semble ignorer les enjeux écologiques. Pourtant, rappelons que la stygologie, ou écologie souterraine, s’intéresse au monde souterrain en tant que champ de recherche visant à connaître mieux les sous-sols, au-delà de ce que permet la spéléologie. De même que les profondeurs océanes, nous connaissons fort mal les entrailles de la Terre, si ce n’est pour en prélever brutalement les ressources fossiles et minérales dont notre société ne se rassasie jamais. Depuis peu quelques chercheurs visent à connaître le monde végétal et animal qui occupe ces espaces obscurs. On trouve une faune cavernicole aquatique avec des crustacés, des poissons et quelques micro-organismes encore mal connus.

Bien entendu, dans le contexte de ce soir, parler d’écologie souterraine n’a que peu à voir avec la question des crustacés fossilisés dans des grottes souterraines. Pourtant cela doit nous rappeler que le souterrain fait partie de la biosphère, c’est-à-dire de la partie du système Terre propice à la vie. Cela devrait nous inciter à réfléchir à la partie immergée de la ville comme un milieu fragile, un milieu sur lequel, à l’instar des milieux aquatiques, l’on ne peut agir sans craindre des retours de bâton imprévus. Peut-être faudrait-il même élargir le concept de trames vertes et bleues aux tréfonds de la Terre ?

De façon plus pragmatique, et assurément moins bucolique, l’urbanisme souterrain s’empare à présent des enjeux du développement durable pour légitimer de nouveaux projets conduits par un futurisme hautement technologique. À titre d’exemple et de figure de proue, nous pouvons citer le projet Sietch Nevada, dont l’enjeu premier est celui de la collecte, du stockage et de l’utilisation d’une eau de plus en plus rare. L’inquiétude est là, la transition climatique impose des stratégies d’adaptation et le Sud-Ouest des États-Unis se désertifie à grande vitesse. Dans le cas de Sietch Nevada, il s’agit d’une cité enfouie dans le désert du Nevada, avec des quartiers puits (nom emprunté à Asimov je crois), des canaux et une surface collectrice d’eau et d’énergie. Les cultures sont prévues au fond des cavernes, là où le soleil est moins violent, et les bâtiments destinés aux humains plus proches de la surface. L’organisation de la ville n’est plus horizontale, mais verticale, tandis que l’on a une inversion des rôles entre la surface terrestre, dédiée aux réseaux hydriques et énergétiques (avec panneaux solaires photovoltaïques et les autres merveilles technologiques que l’on connaît), et l’underground urbain occupé et humanisé.

Underground ? Le film magnifique d’Emir Kusturica, sorti en 1995 (et que je vous invite également à voir ou revoir), nous rappelle que nous ne pouvons penser le monde, y compris le monde souterrain en dehors des enjeux de pouvoir. Dans ce film, le personnage central qui, en 1941, cache son frère et d’autres réfugiés dans une cave, les manipule également. Il s’enrichit sur leur dos, devient un proche de Tito, tout en élaborant pour eux une version totalement fallacieuse des événements à la surface. La métaphore est celle d’un peuple à qui l’on a fait miroiter une réalité trompeuse. De même, l’on peut se demander ce qu’il en est de la ville souterraine en termes sociaux. Car, ne l’oublions pas, l’écologie dans un sens plein concerne également les conditions de vie des humains, espèce animale parmi d’autres, et pas seulement les milieux naturels.

Les enjeux sociaux sont de taille. La ville souterraine, parmi les lieux de travail coupés de la lumière naturelle, ou encore le travail de nuit, sont des inventions de la société moderne qui contribuent à l’aliénation d’une partie de la population. Car si chacun de nous peut prendre le métro souterrain, se rendre dans une galerie commerciale ou profiter de la nuit, il y a tous ceux qui n’ont pas le choix. Leurs journées ne sont plus rythmées par le rythme solaire, mais scandées par une luminosité artificielle. Gaspard de Montfermeil, qui représente l’élite, choisi l’obscurité souterraine, mais justement, lui il a le choix. Pas les personnes qu’il « invite » à rester avec lui. Pas non plus ces millions de personnes qui travaillent dans des conditions physiologiquement et psychologiquement plus difficiles et qui n’ont pas le choix. Une étude suédoise récente indique, après avoir mené une enquête auprès de 30 000 femmes sur 20 ans, que la lumière naturelle aurait une influence sur l’espérance de vie. Résultat obtenu : « le taux de décès chez les femmes qui évitaient la lumière du soleil était deux fois plus élevé que celui des femmes qui passaient le plus de temps au soleil ». De même, il existe une abondante littérature épidémiologique qui démontre l’impact négatif à plus ou moins long terme du travail de nuit sur la santé. Penser l’urbanisme souterrain nécessite donc de prendre en compte ces enjeux écologiques.

Mais après tous ces propos trop sérieux, je vous propose d’entrer dans le monde décalé de Pierre Tchernia. C’est une œuvre assez représentative des comédies françaises du début des années 1970, un monde qui ignorait encore tout ou presque des crises écologiques et sociales profondes qui nous préoccupent aujourd’hui.

Nicolas Buclet, le 5 octobre 2015.

A lire

Critique de Jean-Pierre Andrevon dans son dictionnaire "100 ans et plus de cinéma fantastique et de science-fiction" in éditions Rouge profond, 2013

LES GASPARDS (Fr./Belg., 1973)

Réal. : Pierre Tchernia. Sc. : P. T., René Goscinny. Ph. : Jean Tournier. Mus. : Gérard Calvi. Déc. : Willy Holt. Mont. : Françoise Javet. Int. : Michel Serrault, Philippe Noiret, Michel Galabru, Chantal Goya, Charles Denner, Prudence Harrington, Gérard Depardieu, Jean Carmet, Annie Cordy. 1h30.

Alors que Paris est défiguré par de nombreux chantiers ouverts par le ministre des Travaux Publics désireux de moderniser la capitale, une petite communauté de résistants, les Gaspards (Rats, en argot des fortifs), dirigée par le nobliau Gaspard de Montfermeil (Noiret) résiste, réfugiée dans les souterrains. Une vingtaine d’habitants de la surface, dont le libraire libertaire Rondin (Serrault), kidnappés, font vite cause commune avec ces clandestins. Un sujet éminemment sympathique que Tchernia, pour son premier film en tant que réalisateur – il en tournera quatre –, a voulu être un hommage à René Clair et Tati, s’entourant du ban et de l’arrière ban de ses amis du cinéma français. Le résultat, bon enfant, en est pourtant assez loin, demeurant au niveau de la comédie réaliste-poétique. On retiendra cette oasis de verdure souterraine illuminée par une colonne de lumière que la horde finale de bulldozers viendra balayer, ou cette séquence dans laquelle Rondin, regardant la surface à l’aide d’un périscope, ne voit que rondes de voitures et barricades de chantier. « C’est un petit coin de Paris », souffle Montfermeil, avec un haussement d’épaules fataliste. N’empêche que cette défense nostalgique du vieux Paris, même si elle manque d’audace, nous reste chère au cœur.

Jean-Pierre Andrevon

Infos pratiques

Ouvert à tout public
participation aux frais 5/6 €

Date et heure
Lundi 5 octobre 2015 à 19h30

Lieu de projection
Cinéma Juliet Berto
Grenoble

Soirée co-organisée avec

Institut d'Urbanisme de Grenoble Laboratorie PACTE